»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Emmanuel Carrère:
«Limonov est un loser magnifique»

Voyou, écrivain culte, leader politique idéologiquement glauque ou héros romanesque: qui est Edouard Limonov? Emmanuel Carrère s’empare de sa vie pour passer au crible les convulsions de la Russie contemporaine dans une des plus passionnantes épopées de notre temps.

Est-ce qu'une vie peut représenter tout un pan de l'histoire d'un pays? Seulement si un écrivain le décide, s'en empare. Car aucune vie n'a de sens a priori, surtout pour celui qui la vit de plain-pied. D'ailleurs, à la fin de Limonov, quand Emmanuel Carrère lui rend une dernière visite, Edouard Limonov conclut qu'il a vraiment eu une «vie de merde». Entre celui qui a vécu cette existence de haute voltige (pas toujours du meilleur goût) qui lui a fait perdre les femmes qu'il aimait, l'a envoyé en prison, fait vivre en clandestinité car listé par les défenseurs de Poutine — au même titre que la journaliste Anna Politkovskaïa et l'ancien officier du service de contre-espionnage Alexandre Litvinenko, morts assassinés —, et l'écrivain français fort de ses amis, de sa famille, de sa réussite et de son confort, il y a des années-lumière. Emmanuel Carrère, le spectateur jouissant de sa tranquillité d'Occidental, y a trouvé avant tout le héros romanesque qu'il cherchait. A la base, l'ego fragilisé ou hypertrophié (c'est parfois pareil) d'un enfant né de l'absurdité du totalitarisme soviétique et qui s'acharnera à vivre avec un panache défiant toutes limites, toutes restrictions et toutes normes.

Né en Ukraine en 1943, délinquant, poète underground, Edouard Limonov s'exile à New York dans les années 70. Il fréquente la jet-set puis la rue, homosexuel le temps de coucheries avec des hommes noirs, puis majordome pour un millionnaire. A Paris, au cours des années 80, il écrit pour L'Idiot international et hante le Palace vêtu d'une vareuse d'officier de l'armée Rouge. Il y croise Emmanuel Carrère, fasciné. Retour en Russie, participation à la guerre de Bosnie du côté des Serbes (oui, des Serbes…), puis passage en Tchétchénie. Entre-temps, il aura fondé le parti national-bolchevique — imaginez à peu près l'extrême droite et l'extrême gauche rassemblées —, s'opposant à Poutine, ce qui lui vaudra d'être jeté en prison… Ce n'est qu'un pâle résumé de Limonov, formidable, trépidant, passionnant roman russe du temps où la folie de la Russie semble s'être accélérée après la perestroïka. On avoue un petit regret: qu'Emmanuel Carrère n'y ait pas impliqué ses propres fantômes russes, qu'il soit resté peut-être un peu trop en retrait — pour écrire, strictement, cette autre vie que la sienne.

— Pourquoi Edouard Limonov?

— Sa vie est une sorte de super roman d'aventures, très excitant à écrire. La seule chose commune à nos deux enfances, c'est notre passion pour Alexandre Dumas. Limonov a un parcours cahotique. Il rêvait d'une vie qui ressemblerait à celle de Lawrence d'Arabie et qui en fait est devenue bizarre, toujours du côté où il ne faut pas: celui des laisséspour-compte, celui où ça se visse mal, où ça part dans des impasses. En même temps, sa vie traverse les zones glauques des vingt ou trente dernières années. Je voulais écrire sur la Russie postcommuniste et j'ai pensé qu'il pourrait faire un bon personnage conducteur pour raconter cette histoire incroyable.

— L'avez-vous souvent rencontré pour écrire ce livre?

— Tous les jours pendant deux semaines. Rétrospectivement, je suis heureux que ces jours passés avec lui n'aient pas permis de développer un rapport de plus grande proximité, qui aurait compliqué les choses. Il n'a rien fait pour me séduire. Dans le livre, je passais mon temps à bien l'aimer puis à ne plus l'aimer du tout. Cela a été un moteur. Si j'avais ressenti de l'amitié pour lui, j'aurais été tenté de devenir son avocat. Je n'ai pas écrit une réhabilitation de Limonov: j'ai présenté un personnage réel mais extrêmement romanesque dont la vie permet de traverser des tranches d'histoire mal connues et qui gagnent pourtant à l'être. A ma connaissance, il n'existe pas de livres forts sur le postcommunisme.

— Regrette-t-il son engagement auprès des Serbes?

— Non, il a toujours cru avoir raison. Il est régulièrement du côté du pire et en même temps il a des qualités. Ce qui en fait un formidable personnage romanesque.

— Son parti politique national-bolchevique est limite… Fasciste ou pas?

— Ce parti est très compliqué. C'est une forme de contre-culture: une entité politico-culturelle bizarre, un parti de punks dont certains sont fascistes. Ceux-là, je ne les ai pas vus. D'autres, que j'ai rencontrés, sont des gens très sympathiques, ouverts, dont le radicalisme politique serait plus proche du groupe de Tarnac que de fafs. En travaillant sur la question, j'ai pris conscience de l'incroyable confusion des jugements que l'on peut porter sur eux. Les Russes que je connais en parlent comme des gens marrants, idéalistes et courageux, mais ne veulent pas pour autant les retrouver au pouvoir.

— On peut voir Limonov comme un vrai sale type. Pourtant, dans le livre, vous évitez de le juger. Au fond, qu'en pensez-vous?

— Je n'ai pas arrêté de changer d'avis sur lui. Je le voyais vivre dans la clandestinité, il habitait quatre appartements différents avec des gardes du corps et en même temps participait aux fêtes les plus chic, comme une star mondaine. Je n'y comprenais rien. C'est ce genre de paradoxes, d'a priori contraires qui m'ont donné envie d'écrire. Le déclencheur a été une anecdote qu'il raconte: dans la prison sur la Volga où il a été incarcéré, les lavabos en acier étaient les mêmes que ceux de l'hôtel de luxe aménagé par Starck à New York, où le logeait son éditeur américain. Il est fier d'avoir connu autant d'extrêmes dans sa vie et j'ai croisé peu de gens avec une existence d'une telle amplitude.

— C'est un raté flamboyant?

— Lui dirait qu'il a fédéré la jeunesse russe, ce qui est vrai mais minoritaire. Mais quand même, pour quelques dizaines de milliers de gens, c'est un héros.

— Avez-vous compris son goût incessant pour l'action, la guerre?

— Il aime ça profondément. Dans les moments où il me touche, j'ai l'impression de voir quelqu'un d'obstinément et courageusement fidèle à un rêve de petit garçon chétif qui se faisait casser la gueule à la récré et qui se disait «plus tard, ils vivront une vie de péquenauds et moi je mènerai une vie d'aventurier et je les niquerai, et je serai un caïd, et j'irai en taule, et je les épaterai tous par mon courage en taule». Il a dû rêver d'être condamné à mort… Je pense qu'il s'est toujours vécu comme ça. Il en a toujours payé le prix — aller en taule à 60 ans dans une prison de droit-commun, c'est quelque chose. Un type avec son intelligence et son talent aurait pu réussir extrêmement bien dans la vie selon des critères plus conventionnels. Il aurait pu devenir riche et célèbre. Mais au fond, il y a quelque chose en lui qui va vers les choix les plus cafouilleux. C'est un loser magnifique.

— Et comme écrivain?

— Son oeuvre n'est pas rien, même s'il n'est pas un écrivain majeur. Le poète russe préfère les grands Nègres, Journal d'un raté ou Histoire de son serviteur restent de très bons livres dans le genre trash punk, largement aussi bons que du Bukowski. Dans une mythologie rock'n'roll destroy, il a tout pour acquérir le statut d'auteur culte. Mais actuellement, il est totalement largué…

— Pourquoi n'avoir pas abordé votre propre histoire avec la Russie?

— J'ai déjà raconté l'histoire de ma mère et de mon grand-père de long en large dans Un roman russe. De plus, chronologiquement, ça ne correspond pas avec la vie de Limonov.

— Dans sa vie, qu'est-ce qui vous marque le plus?

— En mal, la partie bosniaque. Ce rôle de vague journaliste qui s'excite à porter des armes et à tirer, je trouve ça grotesque. Plus tard, il a vraiment fait la guerre — dans le mauvais camp, ce que je désapprouve, mais il l'a faite. En bien, la prison. Son énergie et son courage ont été admirables. Au fond, je pense que ça le faisait jouir. Il était extrêmement proche des types avec qui il était enfermé, au point d'écrire leurs histoires. C'est quelqu'un qui vit tellement sa vie comme un roman qu'il devait se dire la même chose en la vivant que moi en l'écrivant: quel chapitre formidable! Car pour moi, c'était jouissif d'écrire ce livre.

— A la fin, vous établissez un parallèle avec Poutine, à qui pourtant il s'oppose…

— Ils viennent du même milieu social, ressentaient de la fierté pour le communisme en préférant ignorer le goulag parce que pour eux l'essentiel était que la Russie ait vaincu l'Allemagne. Ils ont une même vision du monde: le droit du plus fort, le refus de toute espèce de sentimentalité, considérer tous les trucs de démocratie et de droits de l'homme avec un haussement d'épaules. Si Limonov ne s'était pas mis dans une position d'opposant, Poutine devrait être son héros. Que Poutine dise à l'Occident «je vous emmerde et vous ne marchez pas sur nos pieds comme ça» reste la raison de sa grande popularité en Russie. Ce qui apparaît comme typiquement russe chez Limonov, c'est son côté extrême, comme un personnage de Dostoïevski.

Il est capable d'autodestruction sauf que lui rebondit toujours. Sa capacité vitale est fascinante. Au fond, c'est un personnage très nietzschéen, qui veut donner du style à sa vie. Je ne me sens absolument pas semblable à lui. Ce qui est intéressant quand on écrit des livres, c'est le nombre incroyable de façons différentes de vivre la condition d'humain. Et ce qui m'intéresse, c'est de voir celles qui sont très différentes de la mienne. Tout en ayant besoin de me mettre dans un petit coin du tableau pour montrer d'où je vois ça.


??? | «Les Inrocks», 6 septembre 2011

Emmanuel Carrère

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Emmanuel Carrère:
«Limonov est un loser magnifique»

// «Les Inrocks» (fr),
06.09.2011