»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Édouard Limonov: «Poutine est un simple officier arrivé par l’escalier de service»

L’écrivain et homme politique Édouard Limonov s’est confié au Courrier de Russie. Interview, en français, dans son appartement sur Leninski prospekt.

— Quelle image pensez-vous que les Russes ont de vous?

— Un emmerdeur, quelqu’un qui empêche de vivre dans la tranquillité, qui menace la stabilité. Une personne troublante.

— Vous pensez vraiment que vous les troublez?

— Écoutez, mon parti est celui qui a été le plus persécuté, treize de ses membres sont morts et cent cinquante emprisonnés avec des peines allant parfois jusqu’à douze ans.

— Quelles furent les circonstances de ces morts?

— Des circonstances qui vous laissent deviner qu’ils ont été tués par les services secrets.

— C’est-à-dire?

— On en a retrouvé cinq dans la rue, la tête fracassée. L’un d’entre eux, Youri Tchervotchkine, tué en décembre 2007 à Serpoukhov, a eu le temps d’envoyer avant sa mort un sms dans lequel il disait qu’il était suivi par la police locale qui le connaissait personnellement.

— Qu’est-ce que ça vous fait, ces morts?

— Je les connaissais presque tous personnellement.

— Vous estimez, aujourd’hui encore, être persécuté?

— Vous êtes vraiment étrange comme journaliste. L’année dernière, l’un de nos camarades a été condamné à huit ans de prison et en 2011, trois d’entre eux ont été condamnés à des peines de prison ferme de trois à cinq ans et à Saint-Pétersbourg, douze de nos militants ont été condamnés à de la prison avec sursis.

— Sur quelle base juridique?

— Extrémisme, cette connerie qui n’a jamais touché personne.

— Comment voyez-vous la suite de votre combat?

— Nous nous retrouvons dans une situation difficile après cette troublante année 2012, avec des questions sur les moyens de continuer la lutte. Le pouvoir nous impose de nouvelles lois pour nous empêcher d’agir, nous devons donc repenser nos moyens d’action. Le slogan de notre parti L’Autre Russie «Tout reprendre et partager» vise à la renationalisation des biens privatisés dans les années 1990, c’est un slogan puissant qui peut recouvrir une grande force.

— Repenser vos moyens d’action?

— Les protestations de 2012 sont des protestations de masse mais le gouvernement de Poutine et Poutine lui-même les ont vaincues, ce qui montre l’énorme apathie de la masse et nous amène à un changement total de stratégie : il faut passer d’une politique de masse à une politique de lutte de partis. Elle est difficile à définir dans un État policier qui réprime ces mêmes partis.

— Comment définiriez-vous cette lutte de partis?

— Comme on n’a pas l’espoir que les masses suivront, on va revenir à une politique traditionnelle avec des partis d’opposition, des manifestations, des actions directes, etc.

— Une pensée politique?

— On vit dans la modernité et avec Internet, il n’y a pas de penseur qui puisse avoir une véritable influence, on improvise.

— Vous vous percevez aujourd’hui comme politique, écrivain?

— Dans la littérature, j’ai réussi et j’ai tout fait. La politique reste un défi.

— Dans la littérature, vous avez tout réussi?

— La société m’a reconnu comme un grand écrivain, en Russie mais presque partout avec l’aide du livre de Carrère, l’avenir est pour moi garanti.

— De quel écrit êtes-vous le plus fier?

— Fier c’est pour Saint-Germain-des-Prés, je suis fier de l’ensemble de ma production littéraire, elle est intéressante et exotique.

— Vous avez une tendresse particulière pour l’une de vos œuvres?

— Tendresse c’est encore Saint-Germain-des-Prés, j’ai écrit des livres car je voulais résoudre certaines questions, je suis auteur de cinquante-sept bouquins, j’ai fait tous les genres littéraires, nouvelles, essais… c’est d’ailleurs ce que je préfère, je déteste les romans.

— Pourquoi?

— C’est un genre bourgeois, un pic de la bourgeoisie qui va mourir avec elle.

— Le genre de l’avenir?

— L’essai.

— Quel est celui de vos essais qui vous semble le plus important?

Le Grand bazar occidental, La Sentinelle assassinée, L’autre Russie, Mes Prisons, j’ai écrit beaucoup de choses qui me sont chères. Illuminations aussi qui sont une réflexion sur la création de l’Homme, c’est très original, un peu fou.

— Vous allez fonder une religion?

— Dans l’avenir, on peut fonder une religion sur la base d’Illuminations.

— Vous pensez à votre « Nous sommes tous des robots biologiques »?

— Dans notre époque rationnelle, l’homme n’a pas le courage de regarder certaines choses et beaucoup de choses sont des contes de fées. Moi je propose un conte de fées rationnel : le Créateur a besoin de nos âmes, il mange nos énergies, il fait des conserves de nos énergies.

— Après la mort ou pendant la vie?

— Après la mort… mais enfin ce sont des petits mots sur un livre qui fait trois cents pages.

— Revenons à la Russie, comment décririez-vous votre relation aux Russes?

— Les Russes sont trop monotones pour moi et je suis trop exotique pour eux, ils me voient comme une figure très originale.

— Monotones?

— Ils sont froids, nordiques et moi je suis un oiseau de feu… de guerre. Certains me détestent, il y a une certaine distance parfois mais d’autres catégories de population m’adorent… Tout ira bien après ma mort physique parce que je serai considéré comme un trésor national.

— Un trésor national?

— Comme Victor Hugo. J’ai vécu place des Vosges et je passais tous les jours devant sa maison.

— Qui vous considérera comme un trésor national?

— Tout le monde, les intellectuels comme les ouvriers, j’ai toutes les données pour ça. Le peuple qui lit la presse jaune, les ouvrières aiment mes femmes belles, les militaires admirent mes cinq guerres, d’autres me respectent pour la création folle du Parti national-bolchévique. C’est vrai pour chaque couche de la société, je dis ça avec une certaine moquerie de moi-même mais ce sera comme ça et c’est déjà comme ça.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela?

— Beaucoup de gens me respectent jusqu’à ne pas me critiquer.

— C’est quelque chose que vous ressentez quand vous marchez dans la rue?

— Je ne sors pas seul, je ne sors qu’en voiture depuis 1996 et l’attaque où j’ai perdu la moitié de mes yeux, j’ai désormais des égratignures que je perçois lorsque je ferme les yeux. Je n’ai pas de possibilité de rencontrer de gens dans la rue mais partout on me reconnaît, la présidente du tribunal qui hier m’a demandé un autographe, les gens à l’épicerie. Je vais vous raconter une anecdote sur la question, j’étais en 1995 en France et y étais totalement inconnu à l’époque. J’habitais un appartement près de Notre-Dame et rentrais chez moi quand un groupe de touristes russes s’est dirigé sur moi et j’ai entendu leur guide dire « Voilà Édouard Limonov qui se dirige vers nous », je me suis mis à courir, comme le diable, et me suis réfugié dans le jardin derrière la cathédrale, j’aime ce jardin, ses fleurs, ses pommiers, ses cerisiers, il y a une sorte de microclimat sur cette place, je m’y promenais toujours après le travail.

— Quels sentiments nourrissez-vous à l’égard de la France?

— Peut-être les meilleurs, je me suis réalisé en tant qu’écrivain en France. Je vivais avant à New York et une de mes amies a réussi à vendre mon livre, Histoire de son serviteur, à Jean-Jacques Pauvert, c’était une légende du monde de l’édition et j’étais très fier d’être choisi par lui. Hélas, entre temps, Pauvert a fait faillite, j’ai donc décidé de venir en France pour régler tous ces problèmes. Je l’ai charmé finalement ou peut-être mon livre le charmait, il m’a promis que le premier livre qu’il publierait dans sa nouvelle maison d’édition serait le mien et en novembre 1980, mon livre parut aux éditions Ramsay. La vie était difficile en France mais j’y suis resté 14 ans et ai publié 17 livres, plus que Soljenitsyne.

— Vous disiez les Russes monotones, et les Français?

— Les Russes sont comme la steppe mais moi je suis ossète, tatare, même si la majorité de mon sang est russe. Il y a du barbare du Caucase en moi. J’ai trouvé en France les mêmes types qu’en Russie ou aux États-Unis… les rêveurs politiques, les loosers, les anarchistes…

— Quels sont les Français que vous admirez?

— Jean-Edern Hallier était épatant, pas ordinaire, peut-être même pas encore reconnu à sa hauteur. Je voyais aussi Jacques Vergès, Philippe Sollers, Michel Houellebecq qui étaient dans le conseil de rédaction de L’Idiot international avec moi.

— Jacques Vergès?

— Très mystérieux et Krasucki aussi que je voyais chez Jean-Edern, quand il est arrivé, Sollers s’est mis à jouer L’Internationale au piano !

— Krasucki, mouais…

— Mais c’était tout de même le chef de la CGT, le plus grand syndicat français ! J’ai aussi rencontré Le Pen, j’étais chargé d’organiser sa rencontre avec Jirinovski lors de sa visite en France en 1992.

— Que pensez-vous de Jirinovski?

— C’était un type épatant, intéressant mais maintenant il est tout à fait sous l’influence de Poutine, il le sert. À l’époque, c’était une star.

— Qu’est-ce vous admiriez en lui?

— Intelligent malgré tout, c’était un type de la nouvelle époque qui peut parler avec le peuple ordinaire dans un langage ordinaire. Aujourd’hui c’est moins visible parce que le niveau général a augmenté mais à l’époque, il était le seul à parler avec humour, rigolade. Il était rusé mais la dictature ne lui est pas favorable.

— Et Le Pen?

— Vieux style bourgeois, très chaleureux, traditionnel, il nous a accueillis chez lui à Saint-Cloud.

— Bourgeois?

— La villa, les trois filles.

— Que pensez-vous de ses idées?

— Ses idées sur ses filles? Ses filles étaient très grandes !

— Non, ses idées politiques.

— Dans l’avenir, peut-être cette idéologie lepéniste sera acceptable et ordinaire, la crise est économique mais pas seulement, ces problèmes que rencontre l’Union européenne à Chypre, au Portugal, en Espagne, c’est une crise de civilisation, de la production et de la consommation, les sept milliards d’habitants ont épuisé la planète, la prospérité n’augmente plus et il est temps de l’accepter. Le Pen sera en tête, son idéologie (ou celle de sa fille) sera en tête, c’est une nécessité.

— Et en Russie?

— Chez nous aussi, le tableau est terrible, 1 % de la population a 71 % de la richesse nationale, en Inde c’est 41 % et en Indonésie 47 %. Ici, ce sont les oligarques, c’est comme un sultanat, nous sommes beaucoup plus libéraux qu’en Arabie saoudite… L’Arabie saoudite a des projets sociaux, d’éducation, nous, nous avons un oligarque qui achète l’île grecque d’Aristote Onassis pour plus de 100 millions ! Moi j’ai dit qu’il fallait acheter des billets pour la Suisse pour les oligarques et les envoyer là-bas avec 200 dollars chacun. Il faut tout nationaliser, « nationalisation, confiscation » j’aime ces mots.

— Leur sonorité ou leur sens?

— Leur sonorité. Et « déportation » aussi.

— En Sibérie?

— En Suisse, en maillot de bain, avec 200 dollars.

— Pourquoi 200 dollars?

— Parce qu’on m’a donné 200 dollars quand on m’a expulsé de Russie.

— Vous parliez tout à l’heure de vos cinq guerres, pouvez-vous nous en dire plus?

— Je vois Karadzic, Vladic, Seselj devant les tribunaux et je pense à leur destin triste, les Serbes n’étaient pas plus coupables que les autres, ils étaient héros et salauds en même temps, c’était une guerre entre ethnies. Tout le monde vivait avec tout le monde, c’était comme une couverture à carreaux, une villa habitée par des Hongrois, à côté par des Serbes ou des Croates, c’était comme ça depuis des siècles et quand personne n’a voulu céder, ce fut la guerre et les Serbes furent vaincus surtout parce que l’Occident veut défendre les États socialistes des Balkans comme d’ailleurs en Libye ou en Syrie. C’est une idée stupide de vouloir défendre un État socialiste et dans le même temps de permettre la création d’un État islamiste. L’Occident répète l’histoire des Américains qui utilisent Ben Laden contre les Américains avant que Ben Laden se retourne contre eux – les mêmes erreurs se répètent.

— Qu’ont les Serbes en commun avec les Russes?

— Les Russes sont nordiques alors que les Serbes sont un peu comme les Ukrainiens, des peuples du Sud, ils sont plus braves, plus explosifs, plus expansifs. Les Russes, on se cache sous les manières, avec les Serbes tu vois tout de suite si on t’aime ou on ne t’aime pas, ce sont les Américains des Balkans, ils sont grands, sûrs d’eux, ont des talents de commerçants, de contrebandiers, alors que les Russes ont les lèvres minces.

— Venons-en à la politique, quel est votre jugement sur les autres membres de l’opposition russe?

— Il faut en guillotiner quelques-uns comme Nemtsov, Ryjkov et Parkhomenko car ils ont vendu la manifestation de décembre 2011. Elle devait se dérouler sur la place de la Révolution, à deux cent cinquante mètres de la commission électorale, deux cents mètres du Parlement et deux cent cinquante mètres du Kremlin, c’est le centre nerveux de la capitale et ces trois traîtres ont fait en sorte que 80 000 personnes se retrouvent à Bolotnaïa, sur une île, entre les deux bras de la Moskova, isolées entre les policiers postés sur les ponts, c’était une trahison. J’ai refusé et je suis resté sur la place de la Révolution, c’était tragique mais j’étais sûr qu’il fallait rester là. Nous avons été vaincus, j’ai été vaincu, mes forces personnelles étaient trop faibles notamment en matière d’information.

— C’est-à-dire?

— Toutes les forces comme la radio Écho de Moscou, KommersantFM, Dojd et tout le monde a pris le parti de Nemtsov, c’était une tragédie comme en octobre 1993 quand Eltsine a fait bombarder par les chars son propre parlement.

— Et les autres chefs de l’opposition?

— Ce sont les chefs de l’opposition libérale bourgeoise, ils sont tous mêlés de près ou de loin au pouvoir et il faut les remplacer.

— Et l’opposition russe d’un point de vue politique?

— Ce ne sont pas vraiment des partis politiques, ce sont des clans, si vous regardez attentivement, ni Navalny, ni Nemtsov n’ont de programmes différents de celui de Poutine, ils ont les mêmes idées que lui et veulent sa place, mais moi j’ai toujours été et je reste socialiste, je n’ai rien de commun avec eux.

— Votre alliance avec eux?

— Elle était uniquement tactique.

— Que pensez-vous de l’homme Poutine?

— Un simple officier qu’Eltsine a choisi par hasard et qui était arrivé par l’escalier de service. Poutine n’est pas politique, son influence sur l’histoire russe est néfaste, ce n’est pas un tyran sanguinaire, c’est un tyran de scène comme Sarkozy et Berlusconi, avec un type nordique, c’est un petit blond. Comme d’ailleurs Sarkozy et Berlusconi, il ne fait pas preuve d’une violence extraordinaire mais il règne avec les moyens du mensonge, c’est une dictature moderne qui parfois dépasse la modernité de vos gouvernements. Les conseillers de Poutine sont très rusés, ils utilisent des moyens très raffinés pour lutter contre Navalny ou Oudaltsov. Par exemple, l’assignation à résidence d’Oudaltsov. C’est un homme d’action, il arrive aux meetings avec son crâne rasé et ses lunettes noires et on l’assigne à résidence, il mange des pommes de terre, ou du poulet qui tombe sur son pantalon, ce n’est pas héroïque alors que la prison le serait. C’est diabolique, ça dépasse les gouvernements occidentaux. Il faut beaucoup penser pour imaginer de tels moyens. Contre les manifestations de l’opposition, le pouvoir a fait défiler 150 000 personnes, peu importe comment il les a rassemblées, les bourgeois regardent et se disent que la foule défile en masse pour le pouvoir, que l’assignation à résidence est plus humaine que la prison et Oudaltsov tombe dans l’oubli avec son crâne rasé et ses lunettes noires.

— Et vous, si on vous assignait à domicile?

— Je ne suis pas autodidacte, je peux être assigné à domicile, je ne perdrai pas ma force.

— Comment espérez-vous mourir?

— Être tué. C’est la meilleure mort. Dans dix ans, il me faut encore dix ans.

— Dix ans?

— Je crois en mon étoile, je compte conquérir le pouvoir.

— Par des moyens électoraux?

— Électoraux, ce n’est pas possible aujourd’hui et l’opposition est encore trop faible pour une conquête par la force. Je peux compter sur cet âge si je ne péris pas avant par accident, ma mère est morte à 87 ans et mon père à 86, nous bénéficions d’une certaine longévité chez nous.

— Vous avez soixante-dix ans, vous ne pensez pas être un leader âgé dans dix ans?

— Aucune importance, Reagan est arrivé au pouvoir à 70 ans, il a fait l’époque.


Jean-Félix de la Ville Baugé | «Le Courrier de Russie», 24 mai 2013

Emmanuel Carrère

Original:

Jean-Félix de la Ville Baugé

Édouard Limonov: «Poutine est un simple officier arrivé par l’escalier de service»

// «Le Courrier de Russie» (fr)
24 mai 2013