»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



Die unautorisierte Webseite zum Buch.
Von den Machern von Limonow.de

zurück

Limonov, l'agité des lettres

Emmanuel Carrère

Écrivain russe, talentueux et sulfureux, il fut une figure de Saint-Germain-des-Prés dans les années 1980. De retour en Russie sous l'ère Eltsine, il se lance en politique. Ses provocations lui ont valu de purger deux années de prison. Une expérience qu'il raconte dans un livre. Portrait par l'auteur d'«Un Roman russe».

Pour ceux qui prendraient le feuilleton en route, voici le résumé des épisodes précédents: Limonov a commencé sa carrière comme petit voyou à Kharkov, sa ville natale, il a été poète underground à Moscou sous Brejnev, puis il a émigré à New York où il a vécu dans les bas-fonds et écrit Le poète russe préfère les grands nègres, un formidable roman autobiographique dont le succès l'a sorti de la panade.

Il a passé les années 1980 à Paris, dans la peau d'un écrivain branché. Certains le voyaient comme un Jack London soviétique, lui-même se présentait comme «le Johnny Rotten de la littérature». Il écrivait dans L'Idiot international, tout le monde l'aimait bien. Cette bonne réputation s'est ternie quand il a commencé à parader dans les Balkans aux côtés des Serbes de Bosnie, puis quand il est retourné en Russie où il a fondé un groupuscule, disons brun-rouge, appelé le Parti national-bolchévique. Totalement tricard en Occident, il est devenu dans le chaos de l'ère Eltsine un agitateur politique mineur, qui avait cependant la particularité de mobiliser, non pas des petits vieux nostalgiques, mais de jeunes rebelles, un peu tous les punks du pays.


Préfacé par Ludmila Oulitskaïa

En 2001, Poutine arrivé au pouvoir, il a été arrêté, accusé de trafic d'armes et de tentative de coup d'État au Kazakhstan et condamné à quatorze ans de prison dont il n'a finalement fait que deux, mais c'était assez pour changer radicalement son image en Russie. On le considérait plus ou moins quand il y est entré comme une petite frappe fasciste, il en est ressorti en héros et martyr du combat pour la démocratie. Anna Politkovskaïa, peu avant de mourir, parlait de lui et des siens avec respect, il s'est allié depuis avec l'ex-champion d'échecs Kasparov au sein d'un mouvement, L'Autre Russie, qui n'a guère d'influence mais beaucoup de respectabilité.

C'est dans ce contexte nouveau que j'ai, pour ma part, fait un long reportage sur lui dans la revue XXI et qu'un an plus tard Actes Sud, l'estimant «redevenu fréquentable», se risque à publier Mes prisons. C'est du pur Limonov, c'est-à-dire que c'est très bon. Car notre Editchka, c'est son surnom depuis l'adolescence, a beaucoup de défauts mais au moins trois grandes qualités: il est courageux, il n'est pas menteur, enfin il écrit bien, de façon simple et directe, en racontant les choses comme elles sont. Par ailleurs, il se voit comme un héros, il est amoureux de son destin, persuadé qu'une vie digne de ce nom implique de traverser les expériences les plus extrêmes et, de ce point de vue-là, deux ans de régime dur parmi les prisonniers de droit commun quand on n'est pas du tout certain que ce sera deux ans, que ça peut aussi bien en être vingt-cinq (ce qu'avait réclamé le procureur) et qu'on en a soi-même soixante, c'est sûr, c'est une expérience. Il l'a traversée avec panache, armé de sa placidité rusée, de sa curiosité sans compassion, enfin de la conviction surprenante que dans cette société il est à sa place: zek parmi les zeks, «petit moujik en touloupe à la Pougatchev», voyou plutôt qu'intellectuel et, quelles qu'aient pu être ses tribulations, jamais au grand jamais du côté du manche. Le temps qu'il ne perd pas à gémir, il l'emploie à débrouiller et raconter avec sa précision habituelle les crimes ou délits qui ont conduit sur les couchettes voisines ses compagnons de cellule, à décrire «ces hommes forts, joyeux et méchants» qui ont toute sa sympathie et qui se prennent perpète pour des meurtres commis sous l'empire de la passion ou de l'alcool alors que les puissants qui commettent des meurtres de masse s'en tirent sans une amende. «Il est incontestable, écrit-il, que les prisons russes renferment la partie la plus énergique de la population du pays», c'est pourquoi il n'est pas fâché de se mêler à cette population et de tester auprès d'elle son ascendant.

La très estimable romancière Ludmila Oulitskaïa, dans son avant-propos à l'édition française, décrit Editchka comme «le «Peter Pan de Kharkov», poète par la grâce de Dieu, brebis galeuse de l'establishment littéraire, acteur, démagogue, meneur et séducteur de petits enfants, dieu des gamins des rues, âme tendre, «Che Guevara de la province russe», hybride du soldat Matrossov qui a couvert de son corps une mitrailleuse allemande et du Piotr Verkhovenski des Possédés de Dostoïevski…» Tout cela est bien dit, mais ses compagnons de la centrale de Saratov ont rendu à notre héros un hommage qui a dû lui faire mille fois plus plaisir, jugez-en: ils le surnommaient «Ben Laden».

Mes prisons d'Edouard Limonov, traduit du russe par Antonina Roubichou-Stretz, «Actes Sud», 2009, 286 p.


«Le Figaro.fr», 29 janvier 2009

Eduard Limonow

Original:

Emmanuel Carrère

Limonov, l'agité des lettres

// «Le Figaro» (fr),
29.01.2009