»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Limonov d'Emmanuel Carrère

Thomas Stélandre

En janvier 2008 Emmanuel Carrère publiait dans la revue XXI un reportage sur Édouard Limonov. Aujourd'hui, il fait de ce personnage hors du commun le roman d’une existence qui rivalise avec la fiction.

À la lumière de son précédent livre, D’autres vies que la mienne, nous pouvions croire Emmanuel Carrère apaisé. Peut-être l’expérience de l’horreur absolue, la plus injuste — celle de la mort d’une petite fille dans le tsunami de 2004 et celle, quelques mois plus tard, de sa belle-soeur, d’un cancer —, qu’il avait fallu mettre en mots, en chapitres, en un récit entier et bouleversant, avait-elle balayé le goût qu’on lui connaissait pour le crime et la folie. Nous avions tort: Limonov fait écho à cette violence-là. Encore que nous soyons loin de Jean-Claude Romand, meurtrier de sa femme, de ses enfants et de ses parents, auquel Carrère a consacré L’Adversaire. Plus proche, sans doute, d’Un roman russe, au moins pour les décors, où l’auteur partait dans le pays de ses grands-parents pour délier un secret familial. À la différence que ce n’est plus sa propre histoire qui l’intéresse mais, de nouveau, une autre vie que la sienne. Celle d’Édouard Limonov et, par surimpression, celle de la Russie, et la nôtre, jusqu’à l’extrême contemporain. Qui est Édouard Limonov? En France, on le connaît de loin en loin, moins pour ses livres que pour ses engagements. Il traîne une réputation rouge-brun, on sait qu’il a porté les armes, qu’il a fait de la prison. Pour beaucoup, c’est un type infréquentable. Cela n’a pas empêché Emmanuel Carrère de penser à lui quand Patrick de Saint-Exupéry lui a demandé un sujet pour le premier numéro de la revue XXI. En janvier 2008 paraissait un long reportage sur le «dernier des possédés», «poète», «loser», «mercenaire», et chef de son propre Parti national-bolchevik. L’expérience aurait pu s’arrêter là, mais l’auteur a voulu aller plus loin. Partant de cette rencontre, il a composé une biographie, une enquête, un essai historique. Et surtout le roman flamboyant d’une existence qui rivalise avec la fiction, résumée ainsi en prologue: «Voyou en Ukraine, idole de l’underground soviétique; clochard puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan; écrivain à la mode à Paris; soldat perdu dans les Balkans; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados.» Il faudra presque cinq cents pages pour retracer cette trajectoire à grand spectacle, où tout est expérience, de la pauvreté à la geôle, en passant par les relations homosexuelles dans les parcs mal famés et les tirs sur les champs de bataille. Si cette vie n’avait été vécue, si Limonov avait été un personnage inventé, on aurait parlé d’exagération. Pourtant, tout est «vrai», au sens où l’entendait déjà Carrère dans D’autres vies que la mienne.

Cette question de la vérité, dans son rapport au réalisme, c’est bien plutôt à la grande histoire qu’il faudrait la poser. Car Limonov traverse et explore, sur plus d’un demi-siècle, le destin de la Russie, dont l’étrangeté et les paradoxes sautent aux yeux comme rarement. Il faut rappeler qu’Emmanuel Carrère est le fils d’Hélène Carrère d’Encausse, illustre historienne, spécialiste de la Russie et académicienne depuis 1990. À ce titre, il a de qui tenir, sans pour autant reproduire le schéma familial. Il se souvient d’avoir essayé de lire, enfant, l’un des livres de sa mère, Le Marxisme et l’Asie, dont les premiers mots étaient: «Chacun sait que le marxisme…» Cet incipit est devenu pour lui un sujet de plaisanterie, puisque, non, chacun ne sait pas ce qu’est le marxisme. La leçon retenue, Carrère a voulu non pas simplifier les événements et leurs enchaînements, mais les rendre intelligibles; les «déplier», écrit-il. Pour cela, il use de cette expression claire qui est sa manière de dire, ce ton qui met le lecteur d’égal à égal, comme dans une conversation détendue, où l’on n’aurait qu’à écouter. L’autre moyen est de montrer les choses à hauteur d’homme: peu de chiffres et de statistiques ici, mais beaucoup d’anecdotes, de portraits. Par exemple celui de l’écrivain Zakhar Prilepine, engagé dans le parti de Limonov. Un «nasbol», ainsi qu’on les appelle. C’est à travers son histoire d’adolescent rageur, ayant grandi dans la province russe, immobile, morose, qu’on comprend le désir d’adhérer à quelque chose qui fera tout exploser, autour d’un Che Guevara soviétique, aujourd’hui bête noire de Poutine.

Avant d’en arriver là, on trouvera à Limonov toutes les qualités du roman d’aventures: rebondissements, tension dramatique, situations rocambolesques, personnages incroyables. On pense en particulier aux femmes de la vie d’Édouard. La première s’appelle Anna, il la rencontre en pleine jeunesse; elle a 28 ans, pèse deux fois plus lourd que lui et souffre de troubles maniaco-dépressifs. Toute la bohème de Kharkov, en Ukraine, se réunit dans son appartement, elle sera la clé pour le monde des «décadents». Vient ensuite Elena, tige d’une vingtaine d’années, mannequin, sa fierté. Avec elle, il s’installe à New York, côtoie la jet-set, rêve de gloire, y croit. Sa plus longue relation, treize ans, il la vit à Paris avec Natacha, russe comme lui, chanteuse de cabaret, alcoolique et nymphomane, capable de disparaître des jours entiers. Sur les trois, deux mourront, suicide et overdose, la troisième deviendra comtesse en Italie. Et sur les trois, deux l’ont quitté, en le regrettant amèrement car, il l’affirme, «leur seule chance d’avoir une vie hors du commun, c’était lui» — Limonov étant, en plus de tout le reste, terriblement mégalo: c’est une rock star.

Emmanuel Carrère le regarde souvent comme tel, avec les yeux de l’élève sérieux fasciné par le bagarreur, conscient du danger, mais excité par son attrait. Dans les années 1980, à l’époque où l’écrivain adoptait les valeurs esthétiques de P.O.L, maison à laquelle il est resté fidèle, Limonov participait lui à L’Idiot international, brûlot dont Jean-Edern Hallier était le fondateur. Ils ne sont pas de la même famille. L’auteur avoue d’ailleurs avoir eu peur «de [s]e fourvoyer» en racontant le parcours de cet homme. Pourquoi l’avoir fait, lui demande finalement Limonov, lors d’une ultime rencontre à Moscou. Parce qu’il a eu une vie passionnante, répond Emmanuel Carrère. «Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l’histoire.» Le plus fou, à l’arrivée, est sans doute de savoir que cette vie n’est pas finie et que, à près de 70 ans, Édouard Limonov a le temps d’en vivre d’autres, qu’il pourra raconter dans ses livres à lui, ainsi qu’il l’a toujours fait. En attendant, les éditions Le Dilettante republient, à l’occasion de la parution du récit de Carrère, plusieurs de ses nouvelles parues en 1986, 1987 et 1991, en un seul volume. Son titre: Discours d’une grande gueule coiffée d’une casquette de prolo.


«Le magazine-litteraire.com», 26 août 2011

Eduard Limonow

Original:

Thomas Stélandre

Limonov d'Emmanuel Carrère

// «Le magazine-litteraire» (fr),
26.08.2011