»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Limonov, un Kerouac version cosaque

Emmanuel Hecht

Autour du poète russe, dandy et dissident, provocateur et extrémiste politique, Emmanuel Carrère a construit un livre magistral. Entre récit d'aventures et histoire de l'ex-URSS.

Moscou 2007. Emmanuel Carrère part enquêter pour l'(excellente) revue XXI sur Anna Politkovskaïa, la journaliste abattue au pied de son immeuble moscovite après s'être intéressée de trop près aux exactions russes en Tchétchénie. L'écrivain français assiste à la cérémonie de commémoration des victimes de l'intervention des forces spéciales dans le théâtre de la Doubrovka où des terroristes tchétchènes avaient pris le public en otage, en octobre 2002. Dans la foule, il repère Edouard Limonov. Cet homme est le héros de son nouveau récit.

Edouard qui? Edouard Veniaminovitch Savenko (68 ans), alias Edouard Limonov (de limon, le citron en français, et de limonka, la grenade), la coqueluche de l'intelligentsia française rouge brune des années 1980, celle de l'Idiot international de Jean-Edern Hallier. Le Russe — en fait Ukrainien — y a colonnes ouvertes, ainsi qu'au quotidien communiste L'Humanité et au magazine d'extrême droite Le Choc du mois. A Paris, l'auteur de Le poète russe préfère les grands nègres, sulfureux récit de sa propre dérive urbaine dans le New York des années 1970, entre expédients et expériences sexuelles en tous genres, est accueilli comme un délicieux barbare. Ce «Barry Lyndon soviétique», selon Carrère, aime la bagarre et plaît aux filles (et aux hommes). Côté prose, il est l'anti-Nabokov et le revendique. «Je ne courrai jamais après les papillons dans les prairies suisses, sur des jambes anglophones et poilues.» A une époque où les dissidents soviétiques étaient des «barbus graves et mal habillés», ce «type sexy, rusé, marrant, qui avait l'air à la fois d'un marin en bordée et d'une rock star» tranchait. Puis les choses se gâtent. L'insistance de ce dissident punk, débarquant au Palace en uniforme de l'Armée rouge, à regretter la chute du communisme et à réclamer le poteau d'exécution pour Gorbatchev; ses apparitions aux côtés des Serbes durant le conflit en ex-Yougoslavie, enfin, la création du Parti national-bolchévique réclamant en guise de programme politique le retour de Staline, de Béria et du goulag le disqualifient.

Limonov ou l'irruption de la géopolitique dans le roman

Mais, en 2001, le vent tourne en faveur de ce Kerouac à l'humeur cosaque. Son emprisonnement pour une prétendue tentative de coup d'Etat au Kazakhstan transforme le dangereux fasciste en zek modèle. Son ralliement, à la sortie de prison, à L'Autre Russie, la vaste coalition anti-Poutine menée par l'ex-champion d'échecs Garry Kasparov achève de le blanchir. Enfin, le soutien actif d'Elena Bonner, veuve de Sakharov et ardente militante des droits de l'homme du temps de Brejnev, et d'Anna Politkovskaïa, le transforme en quasi saint laïque. Quitte à brouiller un peu plus les cartes.

Pourquoi ce long préambule? Parce que la Russie d'aujourd'hui est «compliquée» et que Limonov est une opération de clarification.

Emmanuel Carrère a reconstitué la vie de ce personnage paradoxal dès son retour de Russie, en 2007, à partir des écrits autobiographiques de ce dernier et de leurs échanges à Moscou. Puis il a épluché ses articles et manifestes politiques non traduits. Plus l'enquête progressait, plus l'homme lui échappait. «Que penser d'un type qui écrirait d'abord les Confessions de Rousseau avant de se lancer dans le Que faire? de Lénine?» Après un an de travail, Carrère «cale» sur l'engagement «grotesque» de son personnage auprès des Serbes. Il passe à autre chose. Ce sera D'autres vies que la mienne, gros succès de librairie et prix des lecteurs de L'Express 2009. L'année suivante, l'écrivain se replonge par curiosité dans le manuscrit. Il trouve l'histoire «formidable» et décide de la mener à son terme. Le résultat, c'est Limonov ou l'irruption de la géopolitique dans le roman (l'auteur préfère parler de récit, même s'il s'est autorisé à «broder» à la marge, inventant, par exemple, la présence du danseur étoile Noureev à un cocktail new-yorkais). Ce texte hybride mêle en effet une réflexion sur le vide né des décombres du communisme, lorsque tout se joue «entre une transition criminalisée et la guerre civile» (dixit l'ex-Premier ministre Egor Gaïdar) et le destin d'un personnage qui sert de fil rouge (brun). Mais il se lit comme un roman d'aventures d'Alexandre Dumas plutôt que comme un traité de soviétologie. Toute la prouesse est là.

Emmanuel Carrère est, une fois de plus, à son aise dans cet exercice de genres mêlés. L'auteur avoue avoir bénéficié de l'énergie et de la vitalité de son héros. Son écriture aérienne jongle avec la gloubinka (la Russie profonde), le stalinisme, le goulag et Soljenitsyne… Chemin faisant, le romancier reprend à son compte les analyses, marginales à l'époque, d'Hélène Carrère d'Encausse (Gorbatchev, le chouchou des Occidentaux, n'est qu'«un apparatchik débordé»; Eltsine, «c'est l'homme de la liberté», etc.). Subrepticement, le fils investit le territoire exclusif de la mère. Non pour l'en déloger, mais pour creuser son sillon et assumer une forme de continuité dynastique. Dans Un roman russe (2007), il exhumait le secret de famille, l'exécution à la Libération du grand-père maternel, Georges Zourabichvili, Géorgien exilé en France, accusé hâtivement de collaboration. La vérité valait émancipation, même au prix d'une brouille. Quatre ans plus tard, le fils prodigue publie Limonov, un grand roman russe. En forme de «paix des braves».


«L'Express Culture», 31 août 2011

Eduard Limonow

Original:

Emmanuel Hecht

Limonov, un Kerouac version cosaque

// «L'Express Culture» (fr),
31.08.2011