»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Les deux faces d'Edouard Limonov

Florent Georgesco

Avant qu'Emmanuel Carrère ne vienne compliquer le jeu, les Français ne conservaient en mémoire que deux figures de Limonov. Au début des années 1980, un Sovié-tique plus ou moins dissident, en tout cas rebelle, voyou, incarnation de l'underground moscovite, débarquait à Paris après un premier exil à New York. Il décrivait dans des livres fiévreux, provocateurs, une vie de misère et de plaisirs, les errances nocturnes, l'homosexualité, le romantisme de l'échec et de la colère. Qui aurait pu lui résister? Une décennie s'ouvrait, durant laquelle Limonov, premier du nom, serait fêté et choyé, même s'il n'atteindrait pas la gloire dont il rêvait. Il n'était qu'à la mode. En secret, il aspirait à se mêler d'affaires plus substan-tielles, dans les parages de l'His-toire.

Mais l'Histoire ne favorise pas les idylles littéraires, surtout quand elle s'accélère. Début des années 1990. Première guerre du Golfe, fin de l'URSS, amorce des conflits en Yougoslavie. Les camps se recomposent, il faut choisir le sien. Le deuxième Limonov surgit, et son visage est moins avenant. Il écrit dans L'Idiot international où, sous l'impulsion de Jean-Edern Hallier, nostalgiques du communisme et tenants de la Nouvelle Droite se coalisent en un assemblage hétéroclite. Il y défend l'alliance «de l'extrême gauche et de l'extrême droite, (…) des «rouges» avec les «bruns» (…) contre le système capitaliste». Ce sera sans doute, en France, son dernier succès littéraire, l'expression «rouge-brun» faisant immédiatement florès.

C'est le moment où l'écrivain Didier Daeninckx, qui sera bientôt le plus acharné dénonciateur de ce courant, comprend qu'il s'est trompé sur Limonov. Il avait eu jusque-là, comme tout le monde, de la sympathie pour l'écrivain. Mais, un jour de 1991, une amie journaliste l'appelle. Il raconte: «Elle était allée l'interviewer chez lui, et elle se demandait comment je pouvais apprécier un auteur qui avait à son mur un portrait de Mussolini. Juste après, quand j'ai lu ses articles de L'Idiot international, j'ai compris. Un peu plus tard, il s'engageait du côté des Serbes, les armes à la main, participant entre autres au siège de Sarajevo.»


Prophétique «Journal»

Une fois parvenu à ce point de rupture, que la suite, en particulier la création, en Russie, du Parti national-bolchevique, consomma radicalement, il faut savoir résister au ridicule de se faire le devin rétrospectif du destin de Limonov. Comment, pourtant, ne pas distinguer dans le premier de ses avatars les prémices du second? L'opportune réédition, ces jours-ci, de son deuxième livre, Journal d'un raté (1982), rend poreuse la frontière entre l'un et l'autre.

On l'y voit s'imaginer en tueur de juives, membre d'une «ligue d'extermination», ou en «jeune officier allemand dans Kiev ou Paris occupés», avec ce commentaire: «Il ne doit pas être désagréable d'être bourreau. Les victimes sont laides, repoussantes.» C'est un livre violent, brutal, chargé de haine et de goût de détruire, qui avait déjà de quoi révolter un Didier Daeninckx. «Je n'avais pas lu ces pages à l'époque, explique ce dernier. Mais il est vrai que j'aurais pu deviner ce qu'il y avait de nihi-liste chez lui. C'est la théorie de l'émetteur. Le sens de ce qu'écrit un auteur peut être oblitéré par l'image qu'on a de lui. En l'occurrence, celle d'un dissident rock'n'roll de l'URSS. Il a fallu l'alerte de mon amie journaliste pour que, relisant les textes, j'en découvre le sens.» L'écrivain est par nature un émetteur ambigu. Le Limonov en armes, le Limonov ultranationaliste ou admirateur de Staline aurait pu ne pas advenir. Le Journal d'un raté aurait pu ne pas être prophétique. Limonov en ayant décidé autrement, il était temps pour lui de revêtir son ultime figure, par laquelle la littérature reprend ses droits sur la politique: la figure plus complexe, et plus lumineuse, d'un personnage d'Emmanuel Carrère.


«Le Monde.fr», 1 septembre 2011

Eduard Limonow

Original:

Florent Georgesco

Les deux faces d'Edouard Limonov

// «Le Monde» (fr),
01.09.2011