»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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L'Événement

Nathalie Crom

A travers Limonov, poète branché devenu leader nationaliste, Emmanuel Carrère scrute la Russie de Poutine et l'Occident en déclin. Un récit brillant sur le destin de l'homme et des civilisations.

Dans la préface qu'il donna au seul roman qu'il a écrit, Un héros de notre temps, le poète Lermontov (1814-1841), sorte d'ancêtre du grand roman russe, présentait ainsi le livre et son héros, le sombre Petchorine: «Le héros de notre temps […] est en effet un portrait, mais pas celui d'un seul homme: c'est un portrait composé des vices de toute notre génération, dans leur plein épanouissement.» On n'est pas si loin d'une possible définition du projet d'Emmanuel Carrère, qui s'empare, deux siècles ou presque après Lermontov, du destin du dénommé Edouard Limonov pour en faire le personnage central et éponyme de son douzième livre. Brosser donc le portrait infiniment contrasté d'un homme, en l'occurrence non pas une figure de fiction mais un individu réel et bien vivant, un être insaisissable et souvent contradictoire, rétif à toute caricature. Héros ou ordure, bien malin ou bien présomptueux qui pourra le dire. Ayant suscité l'intérêt de Carrère, son désir littéraire d'en découdre, en vertu précisément de cette inextricable complexité, cette ambiguïté, et parce que «sa vie romanesque et dangereuse racontait quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale».

On a un peu, si ce n'est totalement oublié en France qui était Edouard Limonov, qui a pourtant connu naguère à Paris dans les sphères intellectuelles et médiatiques son heure de gloire. C'était les années 1980, Limonov était alors un jeune poète soviétique aux allures punk — le «Johnny Rotten de la littérature», revendiquait-il lui-même en référence au leader des Sex Pistols —, faisant figure d'écrivain sulfureux et branché bien plus que de héraut d'une dissidence qu'il ne se gênait d'ailleurs pas pour railler vertement, partageant équitablement ses sarcasmes entre Sol­jenitsyne le prophète, Sakharov le vertueux, Brodsky l'insupportable surdoué. Lui, Limonov, est orgueilleux, ombrageux, irascible, rusé. Sans morale ni scrupules, tout sauf sentimental — quoique, avec les fem­mes… —, toujours sous adré­naline. Se revendiquant voyou, bandit de grand chemin, aventurier mais grand seigneur. Plutôt un sale type, disons-le, même s'il faut bien admettre, à la suite de Carrère, que «c'est plus compliqué que cela»…

Avant ces années parisiennes, Limonov avait été dans sa prime jeunesse, à Kharkov, une petite frappe de banlieue, puis à Moscou un apprenti poète, figure des milieux underground. Après avoir quitté l'Union soviétique, il avait traîné un temps dans les bas-fonds de New York, puisant dans cette expérience sordide la matière d'un ouvrage autobiographique, Le poète russe préfère les grands nègres, au contenu aussi cru que le suggère son titre. C'est ce livre qui lui avait valu la notoriété en France, où on le croisait tantôt au Palace, tantôt autour de Jean-Edern Hallier et la bande de L'Idiot international. Jusqu'à ce que, dans les années 1990, plus que compromis par son engagement mercenaire au côté des troupes serbes lors des guerres des Balkans, Limonov disparut de nos écrans radar.

Lorsque Emmanuel Carrère, qui l'avait croisé au temps de sa gloire parisienne, le revit par hasard à Moscou, en 2002, l'ancien poète trash était devenu un personnage public. Un leader politique nationaliste, une figure de l'opposition démocratique à Vladimir Poutine, le «vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados», à savoir le peu ragoûtant Parti national-bolchevique. Une formation à l'idéologie rouge-brune, pourtant regardée avec bienveillance par des personnalités moralement aussi peu contestées qu'Anna Politkovskaïa ou Garry Kasparov.

C'est cet itinéraire déconcertant que scrute et retrace donc Emmanuel Carrère, cherchant la cohérence au-delà des errances, au fil d'une épopée captivante qui puise aux nombreux récits que Limonov a faits de sa vie. Le texte s'offrirait à lire comme une odyssée fantasque et crue, un grand li­vre d'aventures contemporain, si l'écrivain ne complexifiait hautement l'exercice. En y mêlant des réflexions et des éléments autobiographiques qui, sans insistance, dessinent un parallèle entre le destin de tête brûlée du baroudeur russe, qui enfant se rêvait en personnage d'Alexandre Dumas (et d'une certaine façon le devint) et celui d'Emmanuel Carrère lui-même (qui lui aussi se passionna pour Edmond Dantes et Les Trois Mousquetaires), mais que l'on croise dans le livre, à plusieurs reprises et à des âges différents, dans le costume de l'intellectuel introverti, prudent, désengagé, plutôt maladroit avec la vie concrète, la trivialité des choses, toutes dimensions du réel que Limonov, lui, a toujours empoignées à bras-le-corps.

Intimiste, le regard d'Emmanuel Carrère est également historique, et c'est une vaste et vibrante scène de théâtre qu'il installe autour de son équivoque et téméraire héros: l'URSS vitrifiée des années Brejnev, puis le délitement du communisme, enfin le basculement de la Russie dans le capitalisme mafieux et le désordre à grande échelle; et, face à l'inquiétant chaudron russe en ébullition, l'Occident déclinant où triomphent le scepticisme, l'ironie, «les esprits subtils» et le relativisme moral. Bref, il y a du romancier au grand souffle et du moraliste chez ce Carrère-là, en pleine possession de ses moyens d'écrivain. Qui ne se pose jamais en juge, encore moins en procureur, mais sait instiller dans son grand roman d'aventures fermement ancré dans le réel les principes d'une méditation sur le destin de l'individu, celui des civilisations.


«Télérama.fr», 3 septembre 2011

Eduard Limonow

Original:

Nathalie Crom

L'Événement

// «Télérama» (fr),
03.09.2011