»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Carrère et la vie (passionnante ou de merde, au choix) de Limonov

Jonathan Frances

Emmanuel Carrère l'avoue lui-même: il aurait pu appeler son dernier livre «Un héros de notre temps», si ce titre n'avait pas déjà été pris par Lermontov.

Il existe en effet des similitudes entre Petchorine, le personnage sombre et louche de Mikhaïl Lermontov, et Edouard Limonov, personnage bien réel, écrivain et dissident politique, qui a pensé et vécu sa vie comme celle d'un personnage de roman.

La citation suivante, tirée de l'ouvrage de Lermontov, irait comme un gant à Limonov, et aurait pu figurer en exergue du livre:

«Il se peut que je meure demain, et sur terre il ne restera personne qui m'ait pleinement compris. Certains me jugeront pire et d'autres meilleur que je ne suis. Les uns diront que j'étais quelqu'un de bien; d'autres, que j'étais une canaille. Mais l'une et l'autre opinion seront également erronées.»

Carrère dit la même chose à sa façon, dans le prologue du roman:

«[Limonov] a été voyou en Ukraine; idole de l'underground soviétique sous Brejnev; clochard, puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan; écrivain branché à Paris; soldat perdu dans les guerres des Balkans; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud: je suspends pour ma part mon jugement.»

De Limonov à Gatsby

Cette expression («je suspends mon jugement») rappelle cette phrase du narrateur de «The Great Gatsby» («Gatsby le magnifique» de Scott Fitzgerald), Nick Carraway. Il dit au lecteur qu'il a l'habitude de «réserver tout jugement» («I'm inclined to reserve all judgements»). En ces temps d'intertextualité sauvage, on voit ici un véritable exemple d'intertextualité, c'est-à-dire de référence externe qui augmente la compréhension de l'œuvre.

Si le narrateur de «Gatsby» suspend lui aussi son jugement durant le livre, c'est pour fournir ensuite la sentence finale: la côte Est est moralement corrompue, le matérialisme a contribué à la destructions des vraies valeurs…

«Limonov» fonctionne également selon ce principe narratorial. Carrère joue le rôle d'un Nick Carraway franco-russe, qui a trouvé en Edouard Limonov son Gatsby. Il est d'ailleurs amusant de voir que la référence à Gatsby est faite dans le livre, mais cette fois-ci pour illustrer comment Limonov voit le milliardaire américain dont il est le valet de chambre (p. 183).

Carrère égrène les faits de la vie de Limonov les uns après les autres, en «oscillant», dans son jugement, entre franche désapprobation (pour la fascination de Limonov envers le stalinisme et le fascisme de manière générale), déception (lorsque Limonov est filmé en train de tirer sur Sarajevo et qu'il ressemble «à un petit garçon, jouant les durs à la foire du Trône» (p. 320,1)) et quelques zones grises, entre sympathie et admiration.

«Une vie qui a pris le risque de se mêler à l'Histoire»

Le lecteur suit durant le livre les hésitations du narrateur Carrère qui se demande souvent pourquoi il écrit ce livre. Limonov lui-même, dans l'épilogue, lui pose la question. La réponse que lui donne Emmanuel Carrère est «parce qu'il a […] une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l'Histoire» (p. 484). Limonov lui répond du tac au tac: «Une vie de merde, oui.»

Carrère ne tombe pas dans le piège du narrateur à la Fitzgerald et ne devient pas moralisateur. Il laisse le lecteur faire son propre choix, tirer ses propres conclusions à l'endroit de Limonov, et c'est à mon sens l'une des grandes qualités du livre.

La littérature appartient aux zones grises, floues, liminaires, et «Limonov» est un livre-toupie qui, comme son protagoniste, part dans toutes les directions mais reste constamment sur soi-même. C'est en tout cas un des grands romans de ce mois de septembre 2011, et l'un des grands romans d'Emmanuel Carrère.


«Rue89», 15 septembre 2011

Eduard Limonow

Original:

Jonathan Frances

Carrère et la vie (passionnante ou de merde, au choix) de Limonov

// «Rue89» (fr),
15.09.2011