« Les meilleures nouvelles de l'année 87 »

Daniel Boulanger, Jean Vautrin, Annie Saumont, Pascal Garnier, Roland Topor, Bill Pronzini, Georges-Olivier Chateaureynaud, Martine Grelle, Paul Foumel, Jean-Pierre Enard, Serge Brussolo, Christiane Baroche, Marc Villard, Pierrette Fleutiaux, Michèle Gazier, Jacques Jouet, Edward Limonov, Marie Redonnet, Yves Martin, Jacques Baudou, Pierre Autin-Grenier

Les meilleures nouvelles de l'année 87

/ présentées par Christine Ferniot
// Paris : « Syros Alternatives », 1987,
broché, 224 p.,
ISBN : 2-86738-206-8,
dimensions : 215⨉135⨉17 mm

limonka

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Christine Ferniot

Les mauvaises légendes tendent à disparaître ! La nouvelle, souvent écartée par la presse, l'édition ou le petit monde littéraire reprend du poil de la bête et les frémissements, les mouvements isolés, commencent à s'organiser. On voit s'installer « un Prix Concourt de la Nouvelle » en lieu et place de la « Bourse Concourt ». Les festivals se multiplient, à l'instar de celui, brillant, de Saint-Quentin. Les revues fleurissent (Nouvelles Nouvelles, le Magazine de la Nouvelle, N. comme Nouvelles), et les éditeurs eux- mêmes traitent enfin les nouvellistes avec quelques égards, de P.O.L à Grasset en passant par Le Seuil. La nouvelle n'est plus l'apanage des anglo-saxons.

A une époque où le public cherche à rattraper le temps, le texte court devient l'alliance idéale de la littérature et de l'immédiateté. En France, les nouvellistes foisonnent et les romanciers eux-mêmes y tâtent pour le plaisir.

« Les meilleures nouvelles de l'année » ont été sélectionnées dans des revues, des journaux, des périodiques, des magazines. Certaines figureront un jour dans des recueils mais beaucoup d'autres disparaîtront avec le journal, toujours éphémère. Voilà ces nouvelles, les meilleures parues entre le printemps 1986 et l'été 1987. Elles témoignent d'un mouvement et offrent le bonheur d'une lecture inédite, panorama idéal d'une création qui bouillonne.

Né à Dzerjinsk en URSS. Edward Limonov émigre aux Etats-Unis en 1974 où il s'essaie à l'écriture. Six ans plus tard, il débarque en France et publie Le poète russe préfère les grands nègres (Ramsay), qui obtient un excellent accueil critique. Curiosité : il est un des rares témoins directs de l'attentat de la rue des Rosiers. Citation : « Je me suis enfui des USA au moment précis où Reagan et le Sida sont descendus sur le pays ».

L'anniversaire du petit Jojo

Edward Limonov

Un soir d'hiver. 1956. Appartement n°6 au 22 de la Première rue Transversale de la bourgarde Saltovsky, ville de Kharkov, Ukraine, URSS. L'appartement est un trois pièces. Le locataire de l'une d'elles, le major de la milice Chepotko, négligé et obèse, est absent. Il est parti en vacances dans le sud du pays. Les locataires de la seconde pièce sont partis, mais pas tous. Raïssa et Benjamin Savenko sont allés au théâtre. Leur fils de 13 ans, Edouard, qui remplit ce soir les fonctions de baby-sitter et Totor, qui fait office de baby, le fils des voisins du rez-de-chaussée, se trouvent dans la pièce. Ils sont assis sur le canapé et regardent la télé. Les habitants de la troisième pièce — Monsieur Nicolas et la mère Lydie — fêtent l'anniversaire du petit Jojo.

Le petit Jojo a un an. A cette occasion Monsieur Nicolas a réuni des invités. Les invités ont tout d'abord occupé les douze mètres carrés de la chambre de Monsieur Nicolas, puis la cuisine commune aux trois familles et viennent à l'instant de déborder dans le couloir. Assis sur le canapé et attentif aux images noires et bleues qui sautillent sur l'écran d'un téléviseur primitif, Edouard suit l'accroissement des décibels qui font irruption à travers la porte et dont les invités de Monsieur Nicolas sont à l'origine. Totor, un garçonnet de cinq ans, en pleine possession de ses moyens, bien qu'un peu timoré pour son âge tout de même, contemple la télé en dévorant un pot de confiture d'abricots. On passe un film tourné d'après le roman de Jules Vernes : « Les Enfants du capitaine Grant ».

« Regarde, Totor, c'est Pagannelle, le géographe voyageur », explique Edouard, en montrant le comédien Tcherkassov apparu hors de la cabine du bateau au bout d'une longue vue. « Paga-nelle ? » répète Totor sans conviction. « Ed, j'veux fai' pipi… »

« Tout de suite… Attends. » Edouard a vu « Les Enfants du capitaine Grant » plusieurs fois, mais ça l'intéresse quand même. Quelques minutes plus tard, « Alors, Ed, pipi !? » mugit Totor.

« On y va », acquiesce le plus grand en se levant. Il écarte le rideau devant la porte de l'entrée. Le bruit augmente immédiatement. La porte émet des craquements, dieu sait pourquoi. Peut-être qu'un des invités de Monsieur Nicolas et de la mère Lydie est assis, ou debout, contre la porte.

« J'ai peur… », chuchote en se dandinant le petit Totor, la boule à zéro. Seule une frange microscopique, d'un blond filasse, avait été conservée au-dessus du front. Pour Edouard, Totor faisait penser à un embryon de grenouille — un têtard. « Comment, tu as peur ? », demande Edouard avec sévérité, sans oser ouvrir la porte. Lui-même n'a pas peur, il est gêné de sortir comme ça dans l'entrée remplie d'adultes inconnus et probablement déjà saouls. Il se met à genoux et tente de jeter un œil à travers la serrure. Mais il fait sombre, certainement qu'un dos ou un derrière est appuyé contre la porte…

Soudain on secoue la porte de l'entrée. N'ayant pu ouvrir, on frappe. « Qui c'est ? » demande Edouard. « Ouvre, Edouard, c'est Lydie. Ta maman a promis de nous laisser des disques. »

Edouard sort la clé de la poche du pantalon paternel, marine au liseré du NKVD, et ouvre. Lydie — une frêle blonde de petite taille, au bout de nez pointu et perpétuellement rougi, comme par un rhume — entre. « Alors, Ed… ? », pleurniche Totor en le tiraillant par la manche de sa chemise. « Il veut faire pipi », commente Edouard. « Les disques sont sur la télé. » Prenant Totor par la main, il l'extirpe dans l'entrée et, après avoir fait passer le têtard entre les invités de Monsieur Nicolas, le propulse jusqu'aux cabinets. Hélas, c'est occupé. « Pipi !… », pleurniche Totor.

Une grosse femme, juchée haut sur ses talons, les lèvres d'un rouge criard, la cigarette coincée entre les doigts, s'arrête à la vue de Totor lamentablement plié en quatre et frappe énergiquement à la porte des cabinets. « Hé, grouillez-vous ! Le gamin va pisser dans sa culotte ! » Les femmes et les hommes aux chemises de plus en plus largement ouvertes, la face rougie, rigolent. Totor, confus, se cache la figure dans l'angle formé par les murs des cabinets et de la salle de bains. De la chambre de Monsieur Nicolas sort en titubant Monsieur Nicolas en personne qui passe la main sur la tête d'Edouard en allant vers la cuisine. L'adolescent fait la grimace. Il n'aime pas les familiarités.

« Le pauvre cœur de la mère
Bat à peine dans sa poitrine
Le pauvre cœur de la mère
Voudrait trouver le repos
N'appelez pas le docteur
Rendez lui son fils… »

… se lamente la petite voix douceâtre du chanteur à moitié interdit Lechtchenko qui prend son envol d'un disque fabriqué illégalement et de façon artisanale à partir de vieilles radiographies. Quelques couples dansent, accolés.

Une maigre bonne femme en robe rouge, buste en avant, sort des toilettes. Belle fille, Edouard attrape la poignée de la porte pour introduire Totor dans les cabinets, mais la porte s'ouvre plus grande encore et on voit apparaître à la suite de la bonne femme le meilleur ami de Monsieur Nicolas — One' Micha. L'onc' Micha a la même coiffure que la petit Totor qui va pisser dans sa culotte : une petite frange blondasse au-dessus du front ; seulement onc' Micha est énorme, lui. « Qui c'est qui pisse dans sa culotte ? », demande onc' Micha à Edouard. « C'est lui », Edouard montre du menton Totor qui en blêmit, le pauvre.

« Pourquoi cette dame et onc' Micha sont allés aux toilettes ensemble ? », s'interroge Edouard, et pousse Totor dans les cabinets en déboutonnant son pantalon « comme les grands »…

A la fin des « Enfants du capitaine Grant », les invités de Monsieur Nicolas couvrent de leur voix le son de la télé. « Ils sont déchaînés… », pense Edouard. « Si le major Chepetko était là, la fête n'aurait pas même eu lieu. Monsieur Nicolas, le chauve, a peur du major parce qu'il vient de sortir de prison. Monsieur Nicolas est en bons termes avec papa et maman. »

Monsieur Nicolas vient de sortir de prison et travaille maintenant dans un atelier de fonderie. Certainement que ses invités viennent aussi de sortir de prison ou bien travaillent dans l'atelier de fonderie », continue ses réflexions Edouard. « Mais pourquoi gueulent-ils si fort ? » De temps à autre Edouard se lève et tente d'apercevoir l'entrée à travers le trou de la serrure ou par la fente de l'encadrement de la porte. Mais, hélas, il ne peut voir que des fragments. Une main avec un verre de porto ou de vodka, un front, un œil, une touffe de cheveux… Soudain, un pan de couverture dans laquelle est enveloppé le petit Jojo, dont c'est l'anniversaire. Habituellement Jojo est couché sur le petit balcon de la chambre de Monsieur Nicolas, dans une valise, et il respire le bon air, mais de temps en temps les invités le font passer à l'intérieur pour boire à sa santé. « A la santé du nouveau-né ! » Jojo pleure et les invités s'esclaffent, extasiés. Edouard ne le voit pas, mais il devine…

C'est fini. L'écran de la télé s'est éteint. Des spirales gris bleu le parcourent. Edouard coupe la télé, inutile après minuit. Une fois la télé éteinte, il apparaît que les invités derrière la porte sont entrés en fureur. Totor ingurgite la dernière cuiller de confiture, pose le pot vide par terre à côté du canapé, tortille son derrière quelque temps et annonce timidement « J'veux faire caca, Ed… »

« Quoi ? Y a pas une heure t'as fait pipi ! Tu ne pouvais pas faire caca en même temps, Totor ?

— J'avais pas envie, explique avec simplicité Totor.

— C'est une raison, convient Edouard. Ce n'est tout de même pas la faute de Totor s'il est petit et qu'il doit se rendre aux cabinets plus souvent que les grandes personnes. »

Il va vers la porte et regarde par le trou de la serrure. Le trou est bloqué. Il regarde par la fente. Une chemise blanche, un œil, un nez, une main, encore un œil, une chemise blanche passent lentement et en cadence devant la fente. Les invités de Monsieur Nicolas dansent « le tango argentin » — un disque de la famille Savenko. «On y va, Totor ! », ordonne Edouard en mettant la clé dans la serrure et en la tournant. Il tira la porte vers lui.

Le tango argentin soigneusement ordonnancé résonnait toujours dans l'appartement, mais dans l'entrée il s'était déjà formé un groupe de gens qui bougeaient dans un rythme beaucoup plus soutenu que celui du tango. Un type inconnu en casquette et chemise jaune en soie artificielle, rejeta soudain la belle fille en robe rouge, avec tant de force qu'elle s'envola du côté de la cuisine, en accrochant les danseurs sur son passage. « C'est la bonne femme qui était dans les cabinets », se souvint Edouard. Après avoir repoussé la bonne femme, le casquetté attrapa onc' Micha par sa chemise blanche. Ils se cognèrent tous deux contre le mur et se mirent à crier. Après le choc, ils se séparèrent.

Après s'être séparés, ils ne se quittèrent plus des yeux. La casquette sortit de ses vêtements un rasoir, qui n'avait pas de sécurité, et, le mettant en avant, occupa l'angle de l'entrée où pendaient d'ordinaire les manteaux de Monsieur Nicolas et de la mère Lydie. One' Micha se retrouva avec un couteau entre les mains. Mettant son nez dans l'entrée, la grosse tante Klara se mit à hurler de la cuisine comme une sauvage « A-aaaaaaah ! »

Au rythme du tango une carafe voltigea dans le dos d'onc' Micha. Elle accrocha l'épaule du casquetté, cogna contre le mur et se répandit en éclats et en liquide. Ça sentit la vodka maison. « Allez viens, viens donc ici… », onc' Micha, mauvais, appela le casquetté en se jetant sur l'adversaire, couteau en avant. L'adversaire esquiva sur la droite et fit un large geste du rasoir devant onc' Micha. Onc Micha s'arrêta et fit tomber son couteau. Sa tête se renversa bizarrement en arrière, en direction d'Edouard et de Totor pétrifiés, comme un couvercle de bouilloire. De sa gorge fendue le premier crachat puissant du sang bouillonnant de la carotide se projeta sur la chemise jaune du casquetté, encore en position de combat, le rasoir à la main… puis s'affaiblit et s'écoula sur onc' Micha lui-même. L'homme au rasoir regardait onc' Micha tomber à genoux et tremblait de rage. Le disque de la famille Savenko, un 33 tours, 30 centimètres, faisait part des belles passions latines…

Soudain, tout le monde réalisa. On se mit à crier, se précipita dans la cuisine et dans la chambre de Monsieur Nicolas. Poussant Totor à nouveau dans la chambre, Lydie y entra à sa suite comme une flèche. Edouard claqua la porte et tourna la clef à double tour. Lydie se jeta à plat ventre sur le canapé en sanglotant. Edouard se hissa sur le lit des parents et arracha le poignard de son père officier du tapis au-dessus du lit. Il le fourra dans sa ceinture. « J'veux faire caca », dit Totor. « J'peux plus attendre. »

Edouard réussit à faire passer Totor par le vasistas de la véranda. Les fenêtres et les portes des quatre appartements donnent sur la véranda. En hiver, pourtant, les portes et les fenêtres sont bloquées à l'isolant. Totor ne fit caca dans ses culottes qu'en étant coincé dans le vasistas de Madame Moussia Volochina, mû par le désespoir et l'effor de poussée. Madame Moussia tirait Totor par la tête et les épaules, Edouard le poussait de la véranda. Le poignard paternel glissa de la ceinture et tomba sur le sol en ciment avec bruit. Ecrasé par le vasistas, Totor, tout crotté, pleurait d'humiliation. Derrière la fenêtre, Madame Moussia Volochina riait à travers ses larmes. A travers toute la masse de l'immeuble on entendit l'appel triomphant du nouveau-né Jojo : « Oua-aaa ! » Puis, ce fut le silence.

traduit du russe par Svetlana Samssonow


Paru dans «Asphalte» n°2

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