« Le Serpent à Plumes : récits & fictions courtes »

Vladimir Nabokov, Friedrich Dürrenmatt, John Updike, Michel Tournier, Paul Bowles, Edouard Limonov, Jorge Amado, Emmanuel Bove, Pier Vittorio Tondelli, Annie Saumont

Le Serpent à Plumes

Recits & fictions courtes

« Le Serpent à Plumes : récits & fictions courtes »

/ « Le Serpent à Plumes », numéro 1, Automne 1988
/ revue internationale trimestrielle
// Paris: «A.P.N. Le Serpent à Plumes», septembre 1988,
par cahiers séparés: 2 feuilles de couverture + 40 p. (10⨉4p.),
ISSN : en cours,
dimensions: 297⨉210⨉4 mm

« Le Serpent à Plumes : récits & fictions courtes »

/ « Le Serpent à Plumes », numéro 1
// Paris: «Le Serpent à Plumes» Éditions, 1992,
broché, 142 p.,
ISBN : 2-908957-00-0, 978-2-908957-00-6
dimensions : 144⨉100⨉8 mm

limonka

Avant-propos

Pour rompre avec l'abstraction des théories, pour renouer avec une littérature narrative, « figurative », une littérature de l'observation, de la sensation, nous avons imaginé LE SERPENT À PLUMES : soit une dizaine de récits et fictions courtes livrés sans aucun commentaire.

Parce que la civilisation urbaine, la notion de loisir, les voyages, le fractionnement du temps, les médias ont profondément modifié les habitudes de lire, comme celles d'écrire, nous avons conçu une présentation résolument neuve qui devrait encourager à lire autrement.

Pour le premier numéro, nous avons sollicité de grands romanciers du monde entier, rompus au roman et à la fiction courte. Ce panachage est voulu car selon nous une revue est le lieu idéal pour confronter des styles, des cultures. Ce sera là une des vocations premières du SERPENT À PLUMES.

Placés aux premières loges de la création littéraire, nous nous efforcerons de présenter le meilleur de la littérature, celle que Nabokov définissait comme seule pouvant communiquer au lecteur l'émotion suscitée par une ravissante brume matinale au travers de la gaze d'une moustiquaire, ou alors les virages d'une route pittoresque ressentis par le passager horizontal d'une ambulance.

LE SERPENT À PLUMES, 1988

La chute de Michel Berthier

Edouard Limonov

Il avait été durant la guerre colonel d'un des services de renseignements de De Gaulle ; il avait pris sa retraite au début des années cinquante et comme il avait toujours eu un penchant pour la littérature, il avait décidé de développer cet aspect de sa nature. Et cela faisait déjà près de quarante ans que le « cher colonel » était écrivain, critique et journaliste.

J'allai chez lui, dans sa maison bourgeoise du septième arrondissement pour lui apporter mon dernier livre. Il m'invitait une fois par an et me consacrait une heure et demie des réserves de son temps qui filait plus vite que le mien. Nous nous rencontrions souvent dans les premières années de ma vie à Paris. Je l'intéressais plus à cette époque où il n'estimait pas encore son temps à prix d'or ; maintenant, je n'allais plus chez lui que pour une traditionnelle visite annuelle, ou, plus exactement, qu'à l'occasion d'une publication.

Je sortis la page de mon agenda (j'ai l'habitude de ne prendre avec moi que la page dont j'ai besoin pour ne pas traîner tout mon carnet) et composai le code. Un point vert s'alluma sur le tableau, je poussai avec peine la porte massive en m'y appuyant de tout mon poids et entrai. Au fond, il pourrait fort bien ne pas me recevoir, pensai-je. J'avais déjà vu suffisamment d'individus dans le monde, et leur répétition commençait à m'irriter. Mais il me semblait que je lui plaisais toujours. Il s'était, au début, intéressé à mon premier livre, puis au second, et c'était comme s'il trouvait en moi des traits qu'il ne connaissait pas encore…

Le hall était chaud et propre, il sentait bon le parfum ; peut-être étaient-ce des parfums spéciaux pour halls d'entrée, comme il en existe pour les autos et les toilettes des hôtels de luxe ? Ou peut-être était-ce l'odeur du liquide à nettoyer les tapis qui flottait dans l'escalier ? J'entrai dans l'ascenseur et me regardai dans le miroir. Je me recoiffai. Je tirai la porte et appuyai sur le bouton du sixième étage. Ses livres (j'en avais lu un et feuilleté un second) m'avaient laissé indifférent. J'avais compris que, malgré la guerre, il ne s'était jamais fâché pour de bon. O.K., c'était un écrivain pourrais-je dire, mais il y en a beaucoup de nos jours. Il appartenait à la tribu des bons pépés sensés dont les œuvres racontent le triomphe d'un bien indolent sur un mal tout aussi indolent et amolli. Je ne comprenais pas comment il avait pu rester si bon dans la boue de la guerre. Moi qui n'avais séjourné que dans la boue de la paix en traversant trois pays, j'étais devenu fermement et conséquemment méchant ; la guerre, je pense, aurait fait de moi un monstre. Ses œuvres correspondaient parfaitement à son apparence de pépé-professeur. Il avait les cheveux gris, un visage mou et rose avec plusieurs double-mentons, il était vêtu de bons costumes de laine avec, toujours, une cravate parfaitement assortie. Enclin à un respectable conservatisme dans sa tenue, Michel Berthier se présentait, d'après son roman autobiographique, comme un respectable garçonnet de sept ans. Un ami des garçonnets juifs et polonais de cette époque. En culottes courtes, cependant déjà anti-raciste, il défendait les faibles, élevait sa voix d'enfant pour protester contre les railleries et les persiflages qui tombaient sur le fils d'un réfugié polonais qui parlait mal le français.

*

Je tournai par habitude à gauche sur le palier du sixième. Je levai la main vers la sonnette et me demandai pourquoi je le rencontrais tous les ans ? Espérais-je qu'il écrirait de nouveau un article élogieux sur mon livre ? Ses soixante-cinq ans révolus, Michel Berthier, comme cela est coutumier en France, était automatiquement devenu un écrivain célèbre. L'écrivain français ne reçoit biens matériels et renommée qu'en fonction de son ancienneté, comme mon papa dans l'armée soviétique (là-bas le problème se règle sans vergogne, plus l'officier a servi, plus ses appointements augmentent)… Avoir un article du célèbre Michel Berthier sur mon livre serait bienvenu. Pourtant j'étais déjà passé de la catégorie des débutants à celle des professionnels et je n'attendais plus chaque article avec un serrement de cœur, j'étais sûr de moi : il y en aurait toujours pour écrire sur mon livre. Pourquoi allais-je chez lui ? Voilà, j'avais compris… J'avais eu une brusque flambée d'intérêt pour lui. J'avais appris l'an dernier seulement que Michel Berthier avait été officier des renseignements. Cet élément de sa biographie me l'avait rendu surprenant. Derrière ce monsieur écrivain mou et souriant, je voyais le spectre d'un jeune homme en uniforme, et je pardonnais à Berthier, à cause de ce jeune officier, ses livres middle class replets.

*

Je sonnai. Un bruit de pas se fit entendre qui se renforça en approchant. Pas ceux d'un homme, ceux d'une femme. La femme de Berthier, une Norvégienne grande et sèche, venait m'ouvrir la porte. De nombreux verrous claquèrent.

« Bonjour madame !

— Bonjour monsieur Limonov, comment ça va, entrez ! Michel n'est pas encore rentré, mais il ne va pas tarder. »

Tableaux et gravures accrochés dans l'entrée. Une odeur particulière de musée, agréable, une odeur de peintures sèches depuis longtemps, de vieux cadres et de parquet, noble, grinçant mais soigné. J'enviais cette odeur. Je suis moi aussi un animal propre, mais lorsque l'antre est petite et qu'on y vit à deux, que l'autre moitié (belle et fantasque) fume beaucoup, il y a une odeur. Et une odeur de nourriture, et d'humidité et… Bon, j'ai ce que j'ai… Si je ne lui enviais pas ses livres et sa femme norvégienne, l'odeur de son appartement me plaisait plus que celle du mien.

Cérémonie du j'ôte-mon-caban puis de la traversée du couloir (quelques portes blanches fermées) vers le salon. Dans le salon, d'autres tableaux, mais déjà des trésors : quelques bons surréalistes, deux peintres latino-américains célèbres (je les estime moins) et même un grand tableau d'un homme que j'avais connu à Moscou, non sans talent, mais plus proche de l'ethnographie que de la peinture. Pas une chaise n'avait été déplacée depuis ma dernière visite. Maintenant elle m'indiquerait un siège et me proposerait de boire quelque chose. Elle me montrerait le divan, son coussin le plus proche, et je prendrais du Chivas Régal. Effectivement, elle me montra de sa main desséchée couverte de bagues précieuses la partie du divan la plus proche. « Asseyez-vous. »

Par hooliganisme, je ne m'assis pas sur le divan, mais dans « son » fauteuil. Elle me regarda avec étonnement et se dirigea vers le bar. Elle ouvrit le battant. « Du Chivas Regal ? »

Intéressant de savoir quelle méthode elle utilise pour se souvenir… Elle écrit ? Je suis sûr que la famille Berthier reçoit pour le moins plusieurs centaines d'individus. L'esprit de contradiction me souffla à l'oreille : essaye de prendre de la vodka ! « De la vodka, straight, si possible… »

Son dos frémit, mais elle me versa de la vodka. Je ne supporte pas la vodka et, après en avoir avalé une gorgée, j'injuriai mentalement mon esprit de contradiction, qui s'était réveillé au mauvais moment aujourd'hui.

« Comment supportez-vous le froid ? » me demanda-t-elle en s'asseyant dans l'autre fauteuil et en allumant une cigarette. « Pour autant que je me souvienne, vous habitez dans une mansarde dans le troisième arrondissement ? J'espère qu'il ne fait pas trop froid chez vous. »

C'est avec des trucs pareils, songeai-je, que Bonaparte a conquis le cœur de ses soldats. Un Chivas Regal, un lieu de résidence. « Votre mémoire m'étonne, madame. Je ne viens chez vous qu'une fois par an.

— Oh, rien d'étonnant, fit-elle en souriant. Je me souviens de la mansarde parce qu'une fois, après vous avoir raccompagné, Michel m'a dit : « Voilà, un jeune homme qui arrive à Paris et qui vit dans une mansarde. Moi, Ingrid, je n'ai jamais eu l'occasion d'arriver à Paris parce que j'y suis né. Ce doit être bien d'arriver à Paris jeune, de s'installer sous un toit… » Michel avait un visage très triste.

— J'ai froid, fis-je. Quatre fenêtres sur la rue, plus deux qui donnent sur une cour intérieure. Des courants d'air sans arrêt. C'est comme si on ne chauffait pas. Cependant je ne me plains pas. Pour moi, le plus important, c'est la lumière, et j'ai autant de lumière que je veux dans mon grenier.

— Vous sortez un nouveau livre ?

— Oui. » Je tirai le livre de l'enveloppe crissante. « Voilà, je vous l'ai dédicacé, à vous et à monsieur.

— Michel sera très content.

— Il sort en janvier, » marmonnai-je.

Une sirène se mit à miauler des profondeurs de l'appartement.

« Encore ! » Elle se leva. « Il y a quelque chose qui ne va pas. Cela fait plusieurs fois aujourd'hui. Excusez-moi. » Elle sortit et referma la porte blanche, très propre. Je savais déjà depuis longtemps que les portes blanches et propres tout comme les portes sales survivent à leurs propriétaires ; j'avais changé des centaines de fois de toit et je m'étais convaincu que le « construisez votre maison au pied du Vésuve » était la plus intelligente des recommandations ; mais on pouvait rester chez eux en veston et chemise, sans quatre pull-overs, et j'aurais choisi leur appartement si on me l'avait proposé. Pour le même prix bien sûr. Je n'avais pas besoin du romantisme des mansardes, j'avais eu déjà dans ma vie trop de romantisme, de romantisme ininterrompu, j'aurais bien vécu, pour changer, dans un appartement chaud.

Le miaulement cessa.

« On ne peut, hélas ! pas se passer d'alarme, fit-elle en entrant et en s'asseyant dans le fauteuil. Nous avons une collection de tableaux. On a déjà essayé de nous cambrioler il y a quelques années. Mais il n'y a pas moyen d'oublier l'alarme. » Elle soupira. « Le système est très complexe, il a plusieurs programmes…

— J'ai été cambriolé en octobre, fis-je. Ils sont passés par le toit, ont cassé un carreau. En pleine journée. Il est vrai qu'ils n'ont rien trouvé, ils n'ont pris que des boutons de manchette en or. Cependant c'est désagréable. On se sent victime. » Je ne lui donnai pas les détails piquants du cambriolage. Je ne lui dis pas que la valise qui contenait toute une collection de menottes, de chaînes et de godemichets de plastique rose avait été ouverte et que toutes ces choses charmantes traînaient au milieu de la pièce. Le ou les voleurs n'avaient pris aucun de ces objets « S & M ». Ils avaient apparemment des goûts sexuels normaux.

« Quel cauchemar ! s'exclama madame Berthier. La police n'assure pas la sécurité des citoyens.

— La sécurité, c'est un mythe, fis-je. Aucune police n'est en mesure de garantir la sécurité des appartements. La sécurité totale est impossible…

— C'est évident, » s'exclama la Norvégienne et elle s'installa plus confortablement. Son visage s'était animé. Le sujet, apparemment, l'intéressait vivement. « Mais nous ne parlons pas de la sécurité totale, il s'agit juste d'empêcher les délinquants de venir dans nos rues ou devant les portes de nos appartements.

— Il vaut mieux ne rien avoir pour ne rien perdre, » fis-je avec sagesse. Je me rendis aussitôt compte que dire des choses pareilles dans un appartement plein de trésors était stupide.

« Pour ce qui concerne la sécurité individuelle, on tue même les présidents. Il est impossible à un homme ordinaire de se garantir de ses ennemis. N'importe qui peut tuer n'importe qui. Imaginez-vous, vous rentrez un soir chez vous et vous tombez nez à nez devant votre porte avec un homme… Il sort tranquillement un revolver et, sans émotion ni geste superflu, tire sur vous. Il monte dans sa voiture et s'en va. Le premier policier, si l'on excepte un heureux hasard, mettra dix bonnes minutes à arriver. La voiture aura eu le temps de traverser tout Paris…

— Vous avez vu trop de polars, monsieur Limonov, fit-elle avec un faible sourire, comme si elle me croyait et ne me croyait pas en même temps, n'exagérez pas.

— Je ne vais pas au cinéma et je ne regarde que les informations à la télé, madame. Je veux simplement vous dire qu'il est impossible dans les métropoles actuelles d'échapper à ennemi décidé. Notre chance, c'est que la civilisation contemporaine ait liquéfié notre volonté à tous et celle des délinquants aussi ; l'ennemi est donc d'ordinaire un braillard tapageur qui se contente d'un scandale, d'injures ou, au pire, d'une courte bagarre. Ça ne va généralement pas plus loin. Mais Dieu faites que ni vous ni moi n'ayions UN ENNEMI. Aux Etats-Unis, j'avais des connaissances qui se vantaient d'être capables de descendre le type qui me gênerait pour cinq mille dollars.

— Ce sont des histoires répandues par les criminels pour faire peur aux citoyens…

— Pas du tout, m'offensai-je, on a tué mon ami louri Brokhin d'une balle dans la nuque, dans son appartement. A New York, en 1982. » Et je me permis de la blesser. « Vous, les gens de la middle class, vous êtes coupés du monde criminel qui se confond avec celui des gens simples, par votre argent et vos préjugés. Vous vivez dans un ghetto pour citoyens aisés, vous ne rencontrez que vos semblables. C'est pourquoi le monde vous paraît propre et lumineux. Semblable aux magasins de luxe et aux salles des musées. Mais passez par Pigalle et vous remarquerez une toute autre vie, des centaines, des milliers de gens qui travaillent dans le business de la vente du sexe. Vous n'en verrez, bien sûr, que la partie légale. Mais elle est saisissante. Des Asiatiques, des Yougoslaves et des Arabes en veste étroite et aux yeux lourds sont assis dans les cafés. Ils restent des heures à ne rien faire, à discuter… Avez-vous jamais réfléchi à ce qu'ils fabriquent ?

— J'avoue que je ne suis allée que deux fois à Pigalle en voiture. J'ai vu beaucoup d'hommes mal habillés. Ils avaient tous l'air d'attendre quelque chose et regardaient la perspective du boulevard.

— Il y a un an, madame, j'ai eu une histoire d'amour avec la femme d'un bandit. Oui, oui, un vrai bandit. Au cours de cet étrange roman, j'ai eu le temps de voir à quel point Paris était criminalisé… Vous ne pouvez même pas vous imaginer… »

Le téléphone sonna dans le couloir. Elle s'excusa et sortit. Elle prononça quelques phrases indistinctes et revint dans la pièce.

« C'est Michel. Il s'excuse. Il est encore dans son atelier. Il attend que la circulation diminue. » Elle s'assit dans le fauteuil.

Je savais que l'atelier de travail de Michel Berthier se situait à dix minutes de marche de l'appartement. Il m'avait lui-même dit un jour avec quel plaisir il faisait l'aller-retour à pied. Alors quelle circulation, pourquoi prendre sa voiture ? Pour mettre une demi-heure pour rentrer chez lui ?

Elle comprit à mon expression que j'avais besoin d'explications. De plus, cela faisait vingt-cinq minutes que j'attendais son mari d'ordinaire ponctuel comme un Britannique.

« Depuis que Michel s'est fait détroussé, il préfère prendre la voiture.

— Détroussé ? »

A ses yeux, je vis qu'elle regrettait d'avoir trop parlé. Peut-être lui avait-il ordonné de ne rien dire.

« Oui. Un Noir l'attendait à la sortie du métro, il l'a suivi, a sorti un couteau et a exigé son portefeuille… Michel, vous le savez, est un ancien militaire, un ex-officier des renseignements de De Gaulle, et voilà qu'un morveux le menace avec un couteau. Michel s'est fâché et a refusé de lui donner son portefeuille… Le Noir l'a frappé au visage… Il lui a cassé ses lunettes, le nez… En tombant, Michel s'est cogné la tête et la hanche. Il a perdu connaissance…

— Oui, murmurai-je. Oui…

— C'est le moindre des maux, fit-elle tristement. Il est resté quelques jours au lit et s'est rétabli. Moralement, il semble n'être pas encore sorti de ce « fait divers »… Vous comprenez… comment vous dire, moralement, pour lui, c'est une tragédie. C'est à dire que sa propre impuissance l'a secoué. Et pour un ancien officier qui a fait la guerre, cela doit être particulièrement offensant. Plus offensant, disons, que pour un professeur de littérature… Vous voulez de la vodka ? »

Je pris du Chivas Régal. Elle se servit la même chose, peut-être sans se rendre compte de ce qu'elle faisait. Elle s'assit.

« Et encore, s'il n'avait pas été Noir… Vous savez, Michel vient avec quelques collègues de faire une déclaration dans la presse contre l'apartheid, ils ont commencé une campagne, et Michel est l'âme de toute cette campagne de presse. Il est clair qu'on ne peut faire supporter à toute une race les actes d'un individu, mais c'eût été plus simple pour lui si ça avait été un blanc…

— Il avait beaucoup d'argent dans son portefeuille ? » demandai-je, en ayant conscience de la bêtise de ma question. Mais il faut parfois poser des questions idiotes pour délivrer un individu intelligent d'un problème. Je voulais lui donner la possibilité de mettre un terme à cette confession.

« Huit-cents francs, des cartes de crédit… Mais ça ne fait rien pour l'argent, quant au vol des cartes de crédit, je l'ai immédiatement signalé, de sorte que le voleur n'a pas eu le temps de les utiliser. Mais c'est Michel qui me cause du souci… Vous savez, quelque chose s'est brisé en lui. Il est devenu très silencieux… Une fois je l'ai trouvé assis, il avait le regard fixe comme s'il était déconnecté de la réalité. Il aurait mieux valu que tout ceci m’arrive à moi… Ça ne m'aurait pas autant marquée. J'aurais plus facilement supporté cette histoire. Je suis une forte femme du Nord… » Elle sourit tristement.

Le téléphone sonna de nouveau et madame Berthier sortit en soupirant. Elle referma la porte derrière elle. Je regardai le salon. Une chaude lumière jaune. Quelques tapis. Au loin, dans le carré du couloir, on voyait un mur entièrement couvert d'une bibliothèque. Un nid douillet, un temple de la littérature et de l'art. Par la fenêtre, on pouvait voir Paris, sombre, agité, grondant, sifflant et ondulant, le monde extérieur… Cela faisait quarante ans, depuis la guerre, que le colonel vivait dans un état léthargique, dans un rêve chaud, cultivé, semblable à un rêve d'enfant. Il croyait sérieusement que le monde était lumineux, organisé et sans danger… Mais un grand Noir était venu sur ses jambes solides, vêtu d'un jean, d'un blouson de cuir à la doublure déchirée (pourquoi ce détail m'était-il venu à l'esprit ?) guetter le bourgeois replet à cheveux blancs, la cible idéale, près du métro, et, d'un coup de poing dans la figure, avait réveillé Michel Berthier. En reprenant ses esprits dans la nuit de la rue, en essuyant le sang de son visage, le colonel, ses faibles jambes fléchies, se remit debout en s'agrippant au tronc d'un arbre. Et il se traîna jusque chez lui. La vieillesse, la fin de la vie, l'humiliation d'être tombé à terre, sans ses lunettes, impuissant… De mon temps, j'envoyais en mission dans les arrières de l'ennemi des parachutistes, je dirigeais le destin des hommes, et maintenant je me traîne, en clignant des yeux, en ayant du mal à reconnaître les rues… pensait Michel Berthier…

En rentrant, elle écarta les bras. « Michel s'excuse. Il demande que vous le pardonniez, mais il est obligé d'annuler le rendez-vous. La circulation ne s'est pas fluidifiée… Je m'excuse à mon tour devant vous ; mais vous comprendrez que dans son état…

— Je comprends, fis-je. Une autre fois. » Je laissai le livre, enfilai mon caban, passai devant les portes blanches de l'entrée, montai dans l'ascenseur et sortis dans Paris. En m'admettant, Paris se resserrait autour de moi. Près du métro, une jeune maman, me regarda (je venais de me raser le crâne) et attira sa « fillette » vers elle. Dans le wagon, la place resta longtemps vide à côté de moi, bien que toutes les autres places fussent occupées. Un Noir vint s'y asseoir plus tard. Vu les réactions de la foule, mes problèmes étaient encore à l'opposé de ceux de Michel Berthier.

*

Il n'écrivit pas d'article sur mon livre. Un soir, comme je passais dans la rue François-Miron, je vis un vieillard voûté aux cheveux blancs. Son chapeau à la main, plongé dans ses pensées, le vieillard, en sortant des portes du Pen Club, descendit les marches, traversa la rue, et, après avoir longé le commissariat, ouvrit la portière de son auto garée non loin des voitures et des motos de la police. Michel Berthier ne m'avait pas vu.

Traduit du Russe par Catherine Prokhoroff

Repères biographiques et bibliographiques

[1988 :]

Edouard Limonov est né en URSS en 1944 à Dzerjinsk. Il vit à Paris. Ses romans et ses nouvelles sont publiés en France aux éditions « Ramsay », « Albin Michel » et « Le Dilettante ».

1980 : « Le Poète russe préfère les grands nègres ».
1982 : « Journal d'un raté ».
1984 : « Histoire de son serviteur ».
1986 : « Autoportrait d'un bandit dans son adolescence ».
1987 : « Salade niçoise » , « Oscar et les femmes ».
1988 : « Le petit salaud ».

A paraitre aux éditions « Ramsay » en septembre 1988 : « Des incidents ordinaires ».


[1992 :]

Edouard Limonov est né en URSS à Dzerjinsk en 1944. Il vit à Paris. Ses œuvres sont publiées en France aux éd. « Flammarion », « Le Dilettante », « Albin Michel ».

1980 : « Le Poète russe préfère les grands nègres ».
1982 : « Journal d'un raté ».
1984 : « Histoire de son serviteur ».
1985 : « Autoportrait d'un bandit dans son adolescence » ; « Salade niçoise ».
1986 : « Oscar et les femmes ».
1988 : « Le Petit Salaud » ; « Des incidents ordinaires ».
1989 : « La Grande Époque ».
1990 : « Cognac Napoléon ».
1991 : « L'Étranger dans sa ville natale ».
1992 : « Istcerlosénie Barbarov ».

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